16
La cité la plus immonde

 

 

Entreri se faufilait entre les ombres des bas-fonds de Portcalim aussi silencieusement qu’une chouette glissant dans la pénombre de la forêt. Il se sentait chez lui, ici. C’était l’endroit qu’il connaissait le mieux, et les habitants des rues de la cité n’oublieraient jamais le jour où Artémis Entreri avait de nouveau marché à côté d’eux – ou derrière eux…

Il ne pouvait réprimer un léger sourire quand des murmures étouffés s’élevaient dans son sillage – les voyous les plus expérimentés apprenaient aux nouveaux venus que le roi était de retour. Entreri ne laissait jamais sa réputation légendaire – même si elle était amplement méritée – interférer avec l’état d’alerte permanent grâce auquel il était resté en vie durant toutes ces années. Dans les rues, une réputation de pouvoir ne servait qu’à désigner un homme comme cible à d’ambitieux seconds couteaux en quête de renommée.

Par conséquent, sa première tâche en ville, en dehors de ses obligations vis-à-vis du Pacha Amas, était de rétablir le réseau d’informateurs et d’associés qui lui permettraient de conserver sa position. Il avait déjà une importante mission à confier à l’un d’entre eux, avec Drizzt et son équipe approchant à grands pas, et il savait à qui s’adresser.

— J’ai appris votre retour, grinça un petit être qui ressemblait à un garçonnet quand Entreri se pencha et entra dans sa demeure. Comme la plupart d’entre nous, je suppose…

Entreri accepta le compliment d’un hochement de tête.

— Quoi de neuf, mon ami halfelin ?

— Presque rien… et beaucoup de choses à la fois, répondit Dondon.

Il se dirigea vers la table située dans le coin le plus sombre de son petit logement, la pièce latérale d’une auberge bon marché, le Serpent Ondulant, qui donnait sur la ruelle.

— Les règles des rues ne changent pas, contrairement aux joueurs, poursuivit-il. Son regard glissa sur la lampe éteinte disposée sur la table pour se river sur les yeux de l’assassin. (Afin de s’assurer que celui-ci avait bien saisi son propos, il insista :) Artémis Entreri était parti, après tout, et la suite royale était libre.

Entreri acquiesça, ce qui détendit le halfelin, qui lâcha un soupir peu discret.

— Amas contrôle toujours les marchands et les quais, dit l’assassin. Qui règne sur les rues ?

— Toujours Amas. Du moins en théorie. Il a placé un autre agent à votre poste. Une horde complète d’agents. (Dondon s’interrompit et réfléchit. Une fois encore, il devait soupeser avec soin chacun de ses mots avant de s’exprimer.) Peut-être serait-il plus exact de dire qu’Amas ne contrôle pas les rues mais plutôt qu’il les fait toujours contrôler.

Entreri sut, avant même de le demander, où le petit halfelin voulait en venir.

— Rassiter, lâcha-t-il d’une voix glaciale.

— Il y a beaucoup à dire sur ce type et sa bande, gloussa Dondon en se retournant vers la lampe pour essayer de l’allumer.

— Amas lâche la bride aux rats-garous et les malfrats de la cité prennent garde de ne pas entraver la guilde.

— Rassiter et les siens sont impitoyables…

— Et seront impitoyablement abattus.

Devant la froideur du ton d’Entreri, Dondon quitta des yeux la lanterne et, pour la première fois, il reconnut véritablement l’ancien Artémis Entreri, cet humain combattant des rues qui avait bâti son empire des ombres ruelle après ruelle. Le halfelin ne put retenir un frisson, qui parcourut sa colonne vertébrale, puis il fit quelques pas, peu à l’aise.

Conscient de l’effet qu’il venait de produire, Entreri changea aussitôt de sujet.

— Assez parlé de ça, dit-il. Ça ne te concerne pas, petit. J’ai un boulot pour toi qui correspond mieux à tes talents.

Après avoir enfin réussi à allumer la mèche de la lanterne, Dondon approcha une chaise, impatient de satisfaire son ancien chef.

Ils discutèrent durant plus de une heure, jusqu’à ce que la lampe constitue le dernier rempart contre l’obscurité grandissante de la nuit. Puis Entreri prit congé et passa par la fenêtre avant d’atterrir dans la ruelle. Il ne pensait pas Rassiter assez stupide pour s’en prendre à lui avant de l’avoir pleinement évalué ou avant même d’avoir simplement commencé à envisager l’envergure de son adversaire.

Une fois encore, Entreri ne plaçait pas Rassiter très haut sur une échelle d’intelligence.

Peut-être était-ce pourtant l’assassin qui ne comprenait pas réellement son adversaire, ni à quel point ce dernier et ses laquais minables étaient parvenus à dominer les rues ces trois dernières années. Moins de cinq minutes après le départ d’Entreri, la porte du domicile de Dondon s’ouvrit de nouveau.

Et Rassiter fit son entrée.

— Que voulait-il ? demanda le combattant prétentieux en s’installant confortablement sur la chaise près de la table.

Gêné, Dondon s’écarta et remarqua deux hommes du rat-garou postés dans l’entrée. Après plus d’un an, le halfelin ne se sentait toujours pas à l’aise avec Rassiter.

— Presse-toi, j’attends, insista ce dernier, avant de répéter sa question sur un ton plus sévère. Que voulait-il ?

S’il était une chose au monde que Dondon voulait éviter à tout prix, c’était bien de se trouver pris dans un feu croisé entre les rats-garous et l’assassin. Hélas pour lui, il n’avait guère d’autre choix que de répondre à Rassiter. Si Entreri venait à apprendre son double jeu, le halfelin savait qu’il n’aurait plus que quelques jours à vivre.

D’un autre côté, s’il ne se livrait pas au rat-garou, sa mort n’en serait pas moins certaine, et d’une façon moins expéditive.

Aucun autre choix ne s’offrant à lui, il soupira et raconta tout, au détail près, à Rassiter.

Celui-ci ne donna aucun contrordre aux instructions d’Entreri. Il avait l’intention de laisser Dondon jouer son rôle exactement comme l’assassin l’avait imaginé. Apparemment, le rat-garou pensait pouvoir retourner la situation à son avantage. Il resta assis en silence un long moment, à gratter son menton glabre tout en savourant à l’avance une victoire facile, tandis que ses dents cassées luisaient d’un jaune encore plus intense à la lueur de la lanterne.

— Nous accompagneras-tu cette nuit ? demanda-t-il au halfelin, satisfait d’avoir réglé la question de l’assassin. La lune sera brillante et la fourrure va bien pousser juste là, n’est-ce pas ?

Il pinça l’une des joues enfantines de Dondon, qui se dégagea.

— Pas cette nuit, dit-il, un peu trop brusquement.

Rassiter redressa la tête et étudia le halfelin avec curiosité. Il l’avait toujours suspecté de ne pas être à l’aise avec sa nouvelle forme. Peut-être sa résistance était-elle liée au retour de son ancien chef ?

— Prenez-vous-en à lui et vous mourrez, reprit Dondon, ce qui provoqua un regard encore plus intrigué de la part du rat-garou, qu’ignora le halfelin. Vous n’avez pas encore compris à qui vous avez affaire. Il ne faut pas plaisanter avec Artémis Entreri, pas si on possède un peu de sagesse. Il sait tout. Si un demi-rat comme moi est surpris à courir avec votre bande, je le paierai de ma vie et vos plans tomberont à l’eau.

Il se leva et, malgré la répulsion que lui inspirait le personnage, approcha son visage grave, à quelques centimètres du nez de Rassiter.

— Je le paierai de ma vie, répéta-t-il. Au minimum.

Rassiter bondit vivement de la chaise, qu’il envoya valser à l’autre bout de la pièce. Il avait trop entendu parler d’Artémis Entreri en une seule journée à son goût. Partout où il se rendait, des lèvres tremblantes prononçaient le nom de l’assassin.

Ne savent-ils donc pas que c’est Rassiter qu’ils doivent craindre ? se dit-il une fois de plus alors que, furieux, il se dirigeait vers la porte.

Il ressentit à cet instant une démangeaison caractéristique sur le menton, suivie d’une sensation de fourmillements qui gagna tout son corps. Dondon recula et détourna le regard, toujours mal à l’aise devant ce spectacle.

Rassiter envoya valser ses bottes et desserra sa chemise et son pantalon. Sa fourrure était désormais bien visible, jaillissant de sa peau en touffes hirsutes. Complètement pris par la fièvre, il s’adossa contre le mur, tandis que sa peau était parcourue de boursouflures et de gonflements, particulièrement sur le visage. Il poussa un cri de triomphe lorsque son museau s’allongea, malgré la souffrance de sa transformation, toujours aussi intense la millième fois que la première.

Il se tenait là, devant Dondon, sur ses deux jambes, comme un homme, mais était désormais pourvu de moustaches et de fourrure, ainsi que d’une longue queue rose, qui sortait de l’arrière de son pantalon.

— Tu viens avec moi ? demanda-t-il au halfelin.

Masquant sa répulsion, celui-ci se hâta de décliner la proposition. En voyant l’homme-rat, il se demanda comment il avait pu lui permettre de le mordre, l’infectant ainsi de son cauchemar lycanthropique. « Ça te donnera du pouvoir ! » avait promis Rassiter.

Mais à quel prix ? songea Dondon. Avoir l’allure et l’odeur d’un rat ? Ce n’est pas une bénédiction mais une maladie.

Devinant le dégoût du halfelin, Rassiter plissa son museau de rat et émit un sifflement menaçant avant de se retourner vers la porte.

Il lança un dernier regard à Dondon avant de s’en aller.

— Ne te mêle pas de ça ! lui rappela-t-il. Agis comme on te l’a ordonné et cache-toi !

— Ne vous en faites pas pour ça, murmura Dondon tandis que la porte claquait.

 

***

 

L’atmosphère typique de Portcalim, qui évoquait leur foyer à tant de Calishites, parut nauséabonde aux étrangers provenant du Nord. Bien que véritablement épuisés à la sortie du désert Calim quand leur périple de cinq jours toucha à sa fin, Drizzt, Wulfgar, Bruenor et Catti-Brie furent tentés par l’envie de faire demi-tour et retourner dans les sables quand ils aperçurent Portcalim.

Il s’agissait d’une Memnon à une plus grande échelle et dont la séparation des richesses était si flagrante que cette cité représentait pour les quatre compagnons la corruption ultime. Des demeures sophistiquées parsemaient le paysage de la ville comme autant de monuments dédiés à l’excès et à la fortune. À côté de ces palais s’accumulaient, rue après rue, des baraques délabrées faites de terre qui s’effritait ou d’étoffes trouées. Il était impossible de deviner combien d’habitants grouillaient en cet endroit – certainement plus qu’à Eauprofonde et Memnon réunies ! – et les compagnons surent du premier coup d’œil qu’à Portcalim, comme à Memnon, personne ne s’était jamais donné la peine d’en faire le compte.

Sali Dalib descendit de sa monture et suggéra aux autres de l’imiter, puis il les guida sur la pente de la dernière colline, jusqu’à la ville non fortifiée. Ils ne furent pas davantage séduits par Portcalim de plus près ; des enfants nus, le ventre hypertrophié en raison du manque de nourriture, s’éparpillaient de tous côtés ou bien étaient simplement piétinés quand des charrettes dorées tirées par des esclaves dévalaient les rues. Pis encore, les côtés de ces avenues, des fossés pour la plupart, servaient d’égout à ciel ouvert dans les sections les plus pauvres de la ville. On y jetait les corps des malheureux qui s’écroulaient dans la rue à la fin de leur misérable vie.

— Ventre-à-Pattes n’a jamais parlé d’ces horreurs quand il nous parlait de sa cité ! grogna Bruenor en se couvrant le visage de sa cape afin de se protéger de l’abominable puanteur. Ça m’dépasse qu’il ait parlé de cet endroit avec nostalgie !

— La plus grande ville du monde, ça ! déclama Sali Dalib, les bras levés pour accentuer son éloge.

Wulfgar, Bruenor et Catti-Brie lui lancèrent des regards incrédules. Des masses d’êtres humains mendiant et mourant de faim ne correspondaient pas à leur idée de grandeur. Drizzt, quant à lui, ne tint pas compte des paroles du marchand, tant il était occupé à comparer Portcalim à une autre ville qu’il avait connue : Menzoberranzan. Il existait réellement des similitudes, la mort n’étant pas moins ordinaire à Menzoberranzan, mais Portcalim lui semblait pire encore que la cité drow, où même le plus faible des elfes noirs avait les moyens de se protéger, grâce à des liens familiaux très forts et ses formidables capacités innées. Quant aux pitoyables miséreux de Portcalim, et plus encore leurs enfants, ils paraissaient véritablement sans défense et désespérés.

À Menzoberranzan, les elfes situés le plus bas sur l’échelle des pouvoirs pouvaient se battre et se frayer un chemin jusqu’à une meilleure position, tandis que pour la majorité de la foule de Portcalim il n’y aurait que la pauvreté et une sordide existence au jour le jour qui s’achèverait sur les piles de cadavres picorés par les charognards dans les fossés.

— Conduis-nous au quartier général de la guilde du Pacha Amas, dit Drizzt sans plus attendre, pressé d’en finir avec ses affaires et de repartir de Portcalim. Tu pourras ensuite t’en aller.

Sali Dalib avait pâli en entendant la demande.

— Le Pacha Amas ? bégaya-t-il. Qui est-ce ?

— Bah ! grogna Bruenor, qui se rapprocha dangereusement du marchand. Il le connaît.

— Sûr ! ajouta Catti-Brie. Et il en a peur.

— Sali Dalib ne…

Scintillante surgit alors de son fourreau et se plaça juste sous le menton du marchand, le réduisant instantanément au silence. Drizzt laissa légèrement glisser son masque afin de rappeler à Sali Dalib qui il était réellement. Une fois encore, son comportement menaçant étonna ses compagnons.

— Je pense à mon ami, torturé alors que nous prenons du retard, dit l’elfe noir d’une voix calme et basse, en regardant distraitement la cité de ses yeux lavande, avant de hausser le ton. Torturé pendant que tu nous fais prendre du retard ! Conduis-nous au quartier général de la guilde et tu pourras t’en aller !

— Amas ? Oh ! Amas ! dit soudain le marchand avec un large sourire. Sali Dalib connaît cet homme, oui, oui ! Tout le monde connaît Amas. Oui, oui ! Je vous mène là-bas et je m’en vais.

Drizzt rajusta son masque mais conserva son air dur.

— Si toi ou ton petit compagnon tentez de fuir, je vous pourchasse et je vous tue, promit-il si calmement que le marchand et son assistant le crurent aussitôt.

Les trois amis du drow échangèrent des haussements d’épaules perplexes et des regards inquiets. S’ils étaient certains de connaître Drizzt jusqu’au fond de son âme, il avait employé un ton si dur qu’eux-mêmes se demandèrent jusqu’à quel point cette promesse était une menace sans fondement.

 

***

 

Il leur fallut plus de une heure pour se frayer un chemin à travers le dédale qu’était Portcalim, à la plus grande consternation des compagnons, qui ne souhaitaient qu’une chose ; quitter ces rues et cette puanteur fétide. Enfin, à leur grand soulagement, Sali Dalib tourna une dernière fois au coin d’une rue et s’engagea dans le Cercle des Bandits. Il désigna du doigt le bâtiment banal en bois situé au bout de l’impasse : le quartier général de la guilde du Pacha Amas.

— L’Amas est là-dedans, dit leur guide. Maintenant, Sali Dalib prend ses chameaux et retourne à Memnon.

Les compagnons n’étaient pas si pressés de se débarrasser du marchand rusé.

— J’ai dans l’idée que Sali Dalib va plutôt aller vendre quelques informations à propos d’quatre individus à Amas, gronda Bruenor.

— Eh bien, nous avons une façon d’empêcher ça, intervint Catti-Brie.

Après avoir lancé un clin d’œil entendu à Drizzt, elle s’approcha du marchand, à la fois effrayé et interloqué, tout en fouillant dans son paquetage.

Son air se fit soudain plus sévère, si méchamment intense que Sali Dalib recula quand elle avança la main vers son front.

— Bouge pas ! lui lança-t-elle si durement qu’il ne put que lui obéir.

Elle sortit de son sac une poudre, dont la consistance rappelait celle de la farine, et traça un cimeterre sur le front de Sali Dalib, tout en récitant une formule qui sonna comme une mélopée ésotérique. Le marchand voulut protester mais fut incapable de remuer la langue tant il était terrifié.

— Maintenant, sur le petit, poursuivit Catti-Brie en se tournant vers l’assistant de Sali Dalib.

Le gobelin émit un petit cri aigu et tenta de s’enfuir mais Wulfgar l’en empêcha et, d’une main, le maintint devant Catti-Brie, serrant de plus en plus fort jusqu’à ce qu’il cesse de gigoter.

Après avoir renouvelé son cérémonial, Catti-Brie s’adressa de nouveau à Drizzt.

— Ils sont désormais liés à ton esprit. Les sens-tu ?

Le drow, qui avait saisi qu’il s’agissait d’une mascarade, hocha la tête, la mine sombre, et dégaina ses deux cimeterres.

Sali Dalib devint blême et manqua s’effondrer. Il fut uniquement retenu au dernier moment par Bruenor, qui s’était approché afin de profiter de la mise en scène de sa fille.

— Laissons-les partir, maintenant, dit Catti-Brie à Wulfgar et Bruenor, avant de se tourner vers Sali Dalib et le gobelin. Le drow ressent votre présence, dorénavant. Il saura si vous êtes près de lui ou si vous êtes partis. Si vous restez en ville, si vous pensez vous rendre chez Amas, il le saura. Il suivra votre trace et vous pourchassera… (Elle s’interrompit un moment afin que les deux misérables comprennent parfaitement l’horreur qui les menaçait.) Et il vous tuera très lentement.

— Prenez donc vos chevaux pleins d’bosses et partez ! rugit Bruenor. Si j’revois encore vos faces puantes, le drow n’aura plus qu’à frapper !

Avant même que le nain eût terminé, Sali Dalib et le gobelin avaient rassemblé leurs bêtes et s’étaient mis en route vers la partie nord de la cité, tournant le dos au Cercle des Bandits.

— Ces deux-là n’tarderont pas à retrouver le désert ! lâcha Bruenor en riant quand ils furent partis. Jolie ruse, ma fille !

Drizzt pointa du doigt l’enseigne d’une auberge, le Chameau qui crache, à mi-chemin de l’extrémité de la rue.

— Trouvez-nous des chambres, dit-il à ses amis. Je me charge de les suivre pour m’assurer qu’ils quittent bien la ville.

— Tu perds ton temps, estima Bruenor. La fillette les a fait partir au galop, ou alors j’suis un gnome barbu !

Mais l’elfe noir s’était déjà enfoncé à pas de loup dans le labyrinthe des rues de Portcalim.

Pris au dépourvu par ce tour qui ne ressemblait pas à Catti-Brie et pas encore véritablement certain de ce qui venait de se produire, Wulfgar observa avec attention la jeune femme, le regard inquiet. Attitude qui n’échappa pas à Bruenor.

— Prends note, mon garçon, persifla celui-ci. Cette fille possède sûrement un vilain sort dont tu ne voudrais surtout pas être la victime !

Jouant le jeu, pour la plus grande joie de son père, Catti-Brie regarda le grand barbare et plissa les yeux, ce qui fit prudemment reculer ce dernier d’un pas.

— De la magie de sorcière…, siffla-t-elle. Grâce à elle, je saurai lire dans tes yeux si ton cœur penche pour une autre femme !

Elle se retourna lentement et ne le lâcha du regard qu’après avoir effectué trois pas en direction de l’auberge indiquée par Drizzt.

Bruenor leva un bras et donna une claque dans le dos de Wulfgar, qui n’avait toujours pas quitté la jeune femme des yeux.

— Brave fille, lui fit-il remarquer. Il faut juste faire attention à n’pas la mettre en colère !

Le barbare se ressaisit et se força à rire, tout en se rappelant que la « magie » de Catti-Brie n’avait été qu’une supercherie destinée à effrayer le marchand.

Néanmoins, il ne parvint pas à se débarrasser du regard qu’elle avait pris pour jouer la comédie, ni de son intensité, tandis qu’il pénétrait dans le Cercle des Bandits. Un frisson et un picotement agréable se propagèrent en même temps dans son dos.

 

***

 

La moitié du soleil se trouvait déjà sous l’horizon quand Drizzt fut de retour au Cercle des Bandits. Il avait suivi Sali Dalib et son assistant loin dans le désert Calim, en dépit du pas frénétique du marchand qui indiquait que celui-ci n’avait pas l’intention de retourner à Portcalim. Drizzt n’avait pas voulu prendre de risque ; ils étaient si près de délivrer Régis et de retrouver Entreri.

Masqué en elfe de la surface – il se rendait peu à peu compte comme il lui était facile désormais de se déguiser -, Drizzt entra au Chameau qui crache et se dirigea vers le bureau de l’aubergiste. Il se trouva alors devant un homme incroyablement maigre à la peau parcheminée qui gardait en permanence le dos collé contre le mur et agitait nerveusement la tête en tous sens.

— Trois amis, dit le drow d’un ton bourru. Un nain, une femme et un géant aux cheveux d’or.

— Au premier étage, lui répondit l’homme. À gauche. Deux pièces d’or si vous comptez passer la nuit.

Il tendit sa main osseuse.

— Le nain vous a déjà payé, répliqua durement Drizzt en s’éloignant.

— Pour lui, la fille et le grand…, commença l’aubergiste en retenant l’elfe par l’épaule, avant d’être cloué net par la lueur dans les yeux lavande de celui-ci. Il a payé… Je m’en souviens… Il a payé.

Drizzt le quitta sans un mot de plus.

Il trouva les deux chambres, face à face au bout du couloir. Il avait l’intention de rejoindre directement Wulfgar et Bruenor et de se reposer un peu, espérant ainsi sortir dans les rues quand la nuit serait totalement tombée et Entreri vraisemblablement dans les parages. Cependant, il découvrit Catti-Brie, sur le seuil de la porte de sa chambre, qui apparemment l’attendait. Elle l’invita d’un geste à entrer et referma la porte derrière lui.

Drizzt s’installa au bord de l’une des deux chaises disposées au centre de la pièce et tapa nerveusement le sol du pied.

Catti-Brie l’examinait tout en se dirigeant vers l’autre chaise. Bien que connaissant l’elfe depuis des années, elle ne l’avait jamais vu aussi agité.

— On dirait que tu vas toi-même te découper en morceaux, dit-elle.

Drizzt lui répondit par un regard froid, qu’elle chassa d’un rire.

— C’est moi que tu vas frapper, alors ? (Cette remarque incita le drow à s’asseoir correctement sur la chaise.) Et ôte ce masque stupide. (Il porta la main à son masque mais hésita.) Enlève-le !

Il obtempéra sans même s’en rendre compte.

— Tu avais un air si grave, dans la rue, avant de partir, dit Catti-Brie d’une voix radoucie.

— Il nous fallait être certains de leur départ, répondit froidement Drizzt. Je ne fais pas confiance à Sali Dalib.

— Moi non plus, mais tu as toujours cette mine sinistre, d’après ce que je vois.

— C’est pourtant toi qui t’es servie de magie de sorcière, rétorqua le drow, sur la défensive. C’est donc Catti-Brie qui s’est montrée sinistre.

La jeune femme haussa les épaules.

— C’était nécessaire. J’ai oublié cette comédie une fois le marchand parti. Mais toi, tu sembles te préparer pour un combat.

Elle avait prononcé ces derniers mots d’un air entendu, penchée vers son ami et une main réconfortante posée sur son genou.

Drizzt eut dans un premier temps le réflexe de se dégager mais il se rendit compte de la pertinence de son observation et se força à se détendre sous le toucher amical de la jeune femme. Toutefois, incapable d’adoucir la fermeté de son visage, il regarda ailleurs.

— Que va-t-il se passer ? murmura Catti-Brie.

Drizzt se retourna vers elle et se souvint des nombreux moments partagés ensemble au Valbise. L’inquiétude sincère qu’elle ressentait pour lui lui rappela la première fois qu’ils s’étaient rencontrés, quand le sourire de cette fillette – elle n’était alors qu’une fillette – avait suscité chez le drow, éloigné des siens et découragé, un regain d’espoir de vivre parmi les habitants de la surface.

Catti-Brie le connaissait mieux que quiconque, savait ce qui lui tenait à cœur et rendait son existence stoïque supportable. Elle seule était au fait des peurs tapies sous sa peau noire, de l’inquiétude que masquait le talent de son bras armé.

— Entreri, répondit-il dans un souffle.

— Tu comptes le tuer ?

— Je le dois.

Catti-Brie se redressa afin de méditer ces paroles.

— Si tu veux tuer Entreri pour libérer Régis et l’empêcher de s’en prendre à d’autres, alors mon cœur pense que c’est une bonne chose, dit-elle après un moment, avant de se pencher de nouveau et d’approcher son visage de celui de Drizzt. Mais si tu veux le tuer dans la seule intention de faire tes preuves ou parce que tu n’admets pas ce qu’il est, alors mon cœur saigne.

Ces paroles eurent sur Drizzt le même effet que si elle l’avait giflé. Il se redressa et leva la tête, les traits déformés par la colère et l’indignation. Il laissa Catti-Brie poursuivre et dut bientôt reconnaître la pertinence des remarques de la perspicace jeune femme.

— Le monde est mal fait, c’est évident, mon ami, comme il est certain que du point de vue du cœur, tu as été blessé. Mais est-ce dans l’intention de calmer ta propre colère que tu cours après l’assassin ? Tuer Entreri guérira-t-il ton mal ? (Drizzt ne répondit rien mais son visage reprit son air sombre.) Regarde-toi dans le miroir, Drizzt Do’Urden. Sans le masque. Tuer Entreri ne changera pas la couleur de sa peau… ni la tienne.

De nouveau, l’elfe éprouva la sensation de recevoir une gifle, qui cette fois lui permit d’entrevoir un indéniable halo de vérité. Il se laissa retomber contre le dossier de sa chaise et regarda Catti-Brie comme il ne l’avait encore jamais fait auparavant. Où était passée la petite fille de Bruenor ? Devant lui se tenait une femme, superbe et sensible, capable de lui mettre l’âme à nu en quelques mots. Il est vrai qu’ils avaient partagé beaucoup de choses ; néanmoins comment pouvait-elle si bien le connaître ? Et pourquoi en avait-elle pris le temps ?

— Tes amis sont plus sincères que tu le seras jamais, et ce n’est pas à cause de la façon dont tu manies l’épée, reprit Catti-Brie. D’autres aimeraient en être si seulement ils parvenaient à franchir la portée de ton bras… si seulement tu apprenais à regarder.

Ces mots firent réfléchir Drizzt. Il se rappela l’Esprit follet de la mer, le capitaine Deudermont et son équipage, qui l’avaient soutenu même après avoir découvert sa véritable nature.

— Et si seulement tu apprenais à aimer…, poursuivit Catti-Brie, d’une voix à peine perceptible. Tu as laissé passer tant de choses, Drizzt Do’Urden…

Drizzt la considéra attentivement et soupesa la lueur qui brillait dans ses grands yeux sombres, tentant de comprendre où elle voulait en venir et quel message personnel elle lui adressait.

La porte s’ouvrit soudain dans un grand fracas et Wulfgar surgit dans la chambre, un grand sourire sur le visage et l’enthousiasme de l’aventure luisant au fond de ses yeux bleu pâle.

— Content de te voir de retour ! dit-il à Drizzt, avant de se placer derrière Catti-Brie et de laisser négligemment tomber un bras autour des épaules de la jeune femme. La nuit est là et une lune brillante est apparue à l’est. L’heure de la chasse a sonné !

Catti-Brie posa une main sur le bras de Wulfgar et le gratifia d’un sourire aimant. Drizzt était heureux de savoir qu’ils s’étaient trouvés l’un l’autre. Ils s’épanouiraient ensemble, mèneraient une vie heureuse, pleine de joie et d’enfants qui ferait sans le moindre doute l’envie de toutes les terres du Nord.

La jeune femme reposa son regard sur lui.

— Réfléchis à ceci, mon ami, dit-elle posément. Te sens-tu davantage pris au piège par la façon dont le monde te voit que par celle dont tu crois que le monde te regarde ?

Les muscles du drow se détendirent. Si les observations de Catti-Brie s’avéraient justes, alors une intense réflexion l’attendait.

— L’heure de la chasse a sonné ! s’écria Catti-Brie, satisfaite d’avoir exprimé son point de vue.

Elle se leva et se dirigea vers la porte en compagnie du barbare. Elle tourna la tête par-dessus son épaule afin de croiser une dernière fois le regard de Drizzt. L’expression de son visage suggéra alors à l’elfe qu’il aurait peut-être dû lui en demander plus à l’époque du Valbise, quand Wulfgar n’était pas encore entré dans sa vie.

Drizzt soupira quand ils quittèrent la pièce et saisit instinctivement son masque.

Instinctivement ? songea-t-il.

Il lâcha brusquement l’objet et se laissa retomber sur la chaise, où il s’oublia dans ses pensées, les mains derrière la tête. Il inspecta la chambre du regard sans trouver ce qu’il cherchait. Il n’y avait pas de miroir ici.

Le Joyau du Halfelin
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